Ana Ghenciulescu

Arts et sciences

Interview d’Ana Ghenciulescu

Notre ambassadrice de cœur,  cette année est Ana Ghenciulescu.
Ana a 16 ans, étudie en classe de seconde au lycée « Michel le Brave » de Bucarest et a remporté la première place au concours international de neurosciences « The Brain Bee international », déroulé à Copenhague du 30 Juin au 4 Juillet, 2016. C’est la première fois, depuis 15 ans de compétition que le trophée arrive en Europe. La compétition regroupe des élèves du secondaire, de 26 pays. Ana représentait la Roumanie au concours,  qui cette année a eu lieu sous le patronage de la FENS (Fédération des sociétés européennes de neurosciences).
Nous avons obtenu cet été,  pour ARTEES, un entretien exclusif avec Ana, concernant le lien étroit qu’elle cultive, à travers ses passions entre  les arts, la littérature et les sciences.
Pour savoir plus sur le concours  « The International Brain Bee »

Lire l’entretien:

Quand as-tu la première fois eu l’idée de te consacrer à la science et plus précisément à la neurologie ou la biologie ?
C’est difficile à dire. C’est une idée qui est venue au fur et à mesure. Avant de faire des études au lycée, j’étais plutôt attirée par des disciplines littéraires. J’aimais la littérature, l’histoire, j’aimais lire et je n’ai jamais pensé choisir une profession concernant les sciences. C’est en étudiant les matières scientifiques avec de bons professeurs, que j’ai commencé à développer une passion pour ce domaine. C’est d’ailleurs par la biologie et les neuro- sciences que j’ai retrouvé une réconciliation parfaite entre les sciences les disciplines humanistes.

Que veux-tu dire par « réconciliation »? Peux-tu nous l’expliquer?
La neurobiologie suppose l’étude de la nature humaine; ce qui est caractéristique à l’être humain par rapport à d’autres mammifères, à d’autres animaux ; l’étude des émotions, de la conscience et des idées. Je trouve que ce que font les chercheurs en neurosciences ressemble beaucoup, d’une certaine façon, à ce que font les artistes; plus exactement ils essaient d’arriver à l’essence des concepts, de les fragmenter dans des unités perceptibles. Les chercheurs font ceci d’une manière plus scientifique, chimique, moléculaire, tandis  que les artistes, les écrivains le font d’une manière plastique, ou autre.

Alors que tu étais plus jeune tu as participé à des actions d’Artees et nous avons même pu admirer certaines de tes réalisations artistiques. La façon dont ton imagination s’est forgée à travers la littérature et les arts, a- t- elle influencé ta pratique ou ta compréhension des sciences?
Oui, absolument. Contrairement à ce que l’on dit à propos des gens qui se consacrent aux sciences il n’est pas obligatoire d’avoir une prédisposition technique, d’être introverti ou de penser d’une manière très analytique. Il me semble que pour arriver à l’essentiel dans les sciences, il faut avoir aussi une imagination débordante, une force créative hors du commun. Pour ne pas réaliser quelque chose de trop réduit, pour pouvoir avoir l’image d’ensemble dans n’importe quelle science il faut avoir beaucoup d’imagination, être capable de se positionner à distance, afin d’examiner le mécanisme dans son contexte. Ceci est également valable pour des questions pratiques, en biologie par exemple. Pour pouvoir transposer ce que l’on a lu à propos d’un organisme ou d’un système et pour visualiser comment tout fonctionne de manière très complexe, avec les relations entre les systèmes et les processus on a besoin, à mon avis, d’une imagination semblable à celle des peintres ou des écrivains.

Bien que tu n’aies pas encore beaucoup d’expérience en la matière, quelle pourrait-être d’après toi la différence entre la rigueur scientifique  et celle (différente) de l’artiste, de l’écrivain (lors de l’écriture de romans par exemple)?
Comment vous venez de le dire, vu mon d’expérience réduite, je ne peux pas trancher sur le sujet, mais ce que je ressens, est que la discipline qu’il nous faut mobiliser pour être excellents dans un domaine, n’est pas différente et ne concerne pas un domaine particulier. Tout dépend comment on mobilise ses forces et sa passion pour réaliser quelque chose d’extraordinaire. Il me semble que dans l’art et la science il peut y avoir des pressions intérieures et extérieures, mais la manière d’organiser son temps et sa pensée pour arriver à l’excellence est absolument identique, autant dans l’une que dans l’autre.

Du point de vue pratique, ce n’est pas la même chose de commettre une erreur dans un tableau (une peinture) ou de commettre une erreur en science, si prenons comme exemple la médecine ?
Bien sûr, la médecine envoie  à une lourde responsabilité morale. Les responsabilités morales et sociales sont différentes pour l’artiste et pour le médecin, par exemple. Les médecins travaillent contre le chronomètre et agissent sur de vraies vies humaines. L’artiste a une responsabilité par rapport aux gens qu’il arrive à influencer, par rapport à soi-même. La lutte est de rester intègre, de se tenir à ses principes et de les concilier avec le besoin du public ou de la société.

Est-ce que des raisons pécuniaires ont pu influencer le choix d’une voie scientifique?
Ce n’est pas cela qui m’a motivé. A  l’origine je n’ai pas choisi la médecine, mais la recherche, métier qui n’est pas toujours très bien payé. Mais je suppose que cela peut influencer le choix de beaucoup de jeunes qui ont du talent artistique et qui changent d’avis pour des raisons financières. Il y aura toujours de tels choix, mais je pense qu’on peut trouver la voie de milieu.

Une fois qu’on a choisi, il semble très difficile, au milieu de la route, de troquer une carrière artistique contre une carrière scientifique. Le cas inverse est beaucoup plus fréquent. Quel conseil donnerais- tu à des jeunes susceptibles de suivre ta voie ?

Force est de constater, qu’il n’y a plus de disciplines séparées, de nos jours. L’interdisciplinarité réalise des ponts, entre la science et les arts aussi. On voit l’apport de certains artistes pour les sciences ; les arts visuels et la chimie ou la physique. Je crois qu’on peut trouver toujours des opportunités pour créer une harmonie entre les deux domaines (l’art et les sciences). Leur synergie est susceptible de donner des résultats plus extraordinaires encore, que si l’on reste dans le cadre de l’un ou de l’autre. Les gens qui ont commencé une carrière artistique peuvent développer la recherche surtout dans les disciplines où l’on a besoin de visualiser. Dans les neurosciences je peux donner un exemple que je connais : le traçage des cartes neuronales (les connexions entre les neurones et leur routes potentielles) qui demandent, une grande capacité artistique de visualisation et d’imagination.

Ce que tu dis est très intéressant, mais on parle parfois d’une difficulté pour les scientifiques à communiquer entre eux, même s’ils étudient des domaines proches. L’imagination paraît un chemin d’entente prometteur. C’est une idée que nous aimons promouvoir à travers notre association. Je voudrais mentionner des ateliers artistiques et scientifiques d’Artees, déroulés pour le concours de logique mathématique Kangourou, (tu as aussi participé à certaines sessions, je crois).  Les participants à ces compétitions m’ont confié qu’ils regrettaient de ne plus avoir des activités artistiques, ou ludique-scientifiques, mais seulement des problèmes à résoudre à l’école. J’ai été interpellée par l’idée qu’on peut perdre le contact avec l’art, après l’avoir connu. Quelle-est ton opinion là-dessus?
Je dirais que je qu’il s’agit d’une question pratique, surtout liée au manque  de temps. Petit à petit, sans s’en apercevoir, étant absorbé par le travail, on s’éloigne de nos préoccupations artistiques. Cela reste un idéal que d’utiliser « les deux faces de la même monnaie ». Il y a peu de gens qui réussissent à le faire.

Je pense qu’il s’agit aussi une question d’éducation et de vocabulaire. L’art est aussi un langage. Apprendre une langue sur le tard est plus difficile lorsqu’on n’en a pas eu l’exercice assez tôt. Je pense également au langage des ordinateurs, qui devient un jargon difficile, voire hermétique pour ceux qui ne l’ont pas côtoyé très tôt. 
C’est possible, mais je pense que l’art nous garde toujours les portes ouvertes et que dans des moments de désespoir ou de lucidité on peut y accéder, car l’art ne me semble pas si hermétique que les autres domaines. Au fond il s’adresse à nous par des choses très simples ; les émotions et les sentiments. Donc la porte est  là, n’importe quand on en a besoin.

En tant qu’art-thérapeute je vois bien ce que tu veux dire, en parlant de porte.
L’art-thérapie est aujourd’hui, plutôt recommandée aux enfants ou aux les personnes âgées, c’est-à-dire la sphère plus ou moins exclue de la vie sociale.  Il est vrai aussi que la route vers l’art est affectée aussi par des effets de mode. Pour les loisirs,  c’est peut-être moins bien vu de nos jours, de s’adonner à une activité artistique, que de jouer aux jeux vidéo. Par contre, pour certains qui sont arrivés par un accident de la vie en marge de la société, l’art peut se présenter comme remède.
Est-ce qu’à ta connaissance les neurosciences s’occupent actuellement de l’étude des sens, de la réaction des gens à des stimuli sensoriels ?
En effet, il y a une multitude d’études à propos des sens et de leurs effets conscients et inconscients. Une grande partie de ces études prennent en compte la synesthésie (la combinaison des sens dans le cerveau); le fait de voir la couleur d’une odeur ou d’entendre un son que l’on associe à des couleurs. Celle -ci constitue une base très intéressante et riche d’études pour définir les sens. On parle de la manière  selon laquelle des signaux chimiques ou physiques de l’environnement se transforment  dans des expériences qui acquièrent une coloration affective, etc. Ceci est un grand mystère de la science qui reste à élucider pour nous.

Ta réponse m’aide à faire le lien avec « Le labyrinthe des sens » qui est notre programme actuel. Lorsque nous avons proposé un labyrinthe des sens, pour des personnes âgées dans une maison de retraite, on nous a indiqué qu’un I-pad suffirait, autant pour les sons que pour les images. Le goût et l’odorat n’étaient pas disponibles sur l’I-pad, évidemment, mais des substituts qu’on pourrait trouver bientôt, devaient remplacer ces expérimentations. Comment vois-tu ces remplacements ?
A propos de l’invasion technologique dans le domaine de sens, j’ai une vision un peu conservatrice; il me semble que certaines expériences ne pourront jamais être remplacées par des substituts virtuels. On a pourtant le devoir de garder notre optimisme et notre persévérance.

Je voudrais t’entendre parler d’un sujet qui nous tient beaucoup au cœur, il s’agit du « JEU », qui pour nous est lié à la création artistique mais aussi à la création scientifique. En matière d’éducation ARTEES considère  « le jeu » comme un lien entre les générations et entre les disciplines.
Tout d’abord, je pense que c’est une idée excellente d’inclure le jeu dans l’éducation des jeunes et des applications pour les groupes de personnes  exclues  de la vie sociale que tu viens de mentionner. Quant aux jeux et l’enseignement, je sais qu’en Roumanie le sujet est en pleine restructuration. Les approches ludiques devront désormais occuper une place importante dans la manière d’enseigner.

Les jeux ont, par définition, une part d’inconnu et beaucoup de mal à trouver une forme « standard ». En plus leurs résultats ne peuvent être que difficilement quantifiables. Nous avons eu l’occasion de parler avec des enseignants roumains à qui on « impose » désormais, l‘utilisation des jeux durant leurs cours. A les entendre, ceci semblait difficile à mettre en place. Les enseignants reconnaissent que le jeu est agréable, qu’il plaît aux élèves, mais ils ont peur de ne pas arriver aux résultats scolaires escomptés.
L’utilité des jeux pour l’apprentissage du programme semble indirecte, mais leur efficacité est immédiate sous tous les angles de vue. Je peux le confirmer, par mon expérience d’élève. Organisés rarement et à l’initiative de certains enseignants entre les élèves de la classe, les jeux stimulent un regard plus « philosophique » sur la discipline enseignée et les relations entre les élèves. Les jeux créent des liaisons qui s’avèrent très utiles à l’apprentissage et dans le processus de transmission d’informations et de connaissance d’un élève à un autre. Le jeu offre une plate-forme d’exploration: celle de jouer avec une idée, de l’examiner sur plusieurs facettes. Cela me fait penser actuellement à mon cours de chimie organique où notre enseignante nous encourage à modéliser des substances, à trouver leur construction dans l’espace avec des lignes et des sphères. On essaie de récréer les substances chimiques, d’imaginer des formes et des sphères et ensuite de penser pourquoi elles pourraient fonctionner, être viables ou pas. Personnellement, cela m’a aidé à comprendre les concepts ou des règles intrinsèques à la science.

Je ne sais pas comment, ni combien  tu as joué, mais je sais que tu as eu un prix littéraire et que tu as beaucoup peint étant plus jeune. Pourrais-tu indiquer, si le fait de laisser « errer » ton imagination, a pu t’aider dans tes résultats actuels?
L’apprentissage par coeur permet d’intégrer les connaissances d’une manière superficielle, automatique, dont le but est d’assurer le parcours éducatif standard. Donc ma réponse est catégorique; il y a une différence extraordinaire par rapport aux jeux. Le jeu permet l’intégration des connaissances d’une manière profonde et de longue durée.

Encore une dernière question ; il y a des choses qui sont obligatoires à l’école et les choses que l’on fait si l’on veut, parfois en opposition avec les règles, les standards ou les obligations. Quelles ont été tes actions d’opposition ?
Pour moi le vrai problème a été d’étudier en dehors de l’école le domaine que j’ai choisi, peut-être un peu plus tôt que mes collègues. J’essayais d’accorder à ces choix, du temps et m’y concentrer, mais je n’ai pas toujours eu de la compréhension de la part de l’école lorsque je voulais m’y consacrer plus et lorsque je voulais ralentir la préparation pour les cours habituels que je ne trouvais pas de la même importance. C’était toujours une lutte contre le temps pour assurer les deux.

Penses-tu que, faire seulement que ce que tu aimais faire, aurait simplifié les choses?
Cela les aurait rendues plus simples, mais pas meilleures pour moi. Je suis consciente que le fait de se spécialiser trop tôt empêche d’acquérir des connaissances différenciées. Mais j’aurais préféré établir par  moi-même  le rythme. Je me rends compte que ce n’est pas une solution pour tout le monde; beaucoup d’adolescents doivent s’imposer un programme de travail très restrictif pour arriver à des résultats.

Le mot de la fin; que dirais-tu à des jeunes qui voudraient suivre ta voie?
Aux jeunes qui voudraient arriver à ce résultat, je dirais qu’il faut suivre son instinct, écouter son imagination, qu’il ne faut pas se sentir limité par les exigences rigides de l’école.  Aussi de ne jamais arrêter d’explorer par soi-même, de lire, d’essayer de découvrir sa voie même en dehors de ce que présente l’école. La preuve ; on n’enseigne pas les neurosciences à l’école, c’est un domaine situé aux frontières et que j’ai découvert en essayant de répondre à des questions qui se sont présentées à moi.

L’intuition est une très bonne chose, en effet. D’après toi, peut- elle nous emmener sur une meilleure voie ?
Seulement si elle est exploitée d’une manière optimale; il ne faut ne pas se laisser emporter par la vague, pas se laisser enfermer par la raison non plus.

Merci Ana, pour cet entretien.

Réalisé par Ioana Violet  (directrice artistique d’Artees)

Imaginé en collaboration avec Mihai Ganciu (directeur scientifique d’Artees)

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